mercredi 27 avril 2011

Océan - Triptyque de nouvelles [Atelier Littéraire]

OCÉAN

Notre corps est la barque qui nous portera jusqu’à l’autre rive de l’océan de la vie. Il faut en prendre soin.
-Swami Vivekananda



I. VAGUES

Les vagues sont peu de choses au regard de l’océan.
-Claude Lelouch
Les règles étaient simples. Faire le tour du monde en voilier le plus rapidement possible. Sans escale. Sans assistance. Seul.
Rien de moins, rien de plus. 
Un parcours de plus de 24 000 miles sur quatre océans. Ça, c’était la course Vendée Globe, le Vendée Globe Challenge. 
On disait, et on le dit toujours de celle-ci d’ailleurs, que c’était l’épreuve nautique la plus difficile et périlleuse jamais créée par l’Homme. Cette aventure en solitaire autour du monde, à laquelle plusieurs passionnés de la voile rêvaient de participer, représentait effectivement un périple des plus audacieux. Rien à voir avec le Tour de France ou encore les Jeux Olympiques. 
Non. 
Le Vendée Globe se classait dans la catégorie dont font également partie l’ascension du Mont Everest ou encore le célèbre Rallye Dakar, tous deux réputés pour le nombre important de personnes n’étant pas arrivées jusqu’au bout. Causes : l’abandon ou encore la mort. Autant d’épreuves où l’être humain se retrouve, dans toute sa vulnérabilité, face à la force de la nature, des éléments, qui parfois, peuvent se déchaîner sans préavis. 
L’Édition 1996/1997. Le départ avait été fixé le 3 novembre, et moi, Gerry Roufs, 43 ans, je faisais partie des seize concurrents ayant réussi à se qualifier pour la plus grande épopée maritime. Montréalais d’origine et navigateur dans l’âme, il s’agissait de la première épreuve d’envergure à laquelle je participais. Je ne faisais qu’un avec mon voilier; j’avais ça dans le sang, comme on dit. J’étais conscient de ce que ça impliquait et je m’étais préparé. En moi, l’impatience se faisait sentir, j’avais hâte de prendre part à cette aventure pure et simple, de pouvoir montrer au monde entier que je pouvais le faire, mais à moi-même également. 
Dans les éditions précédentes, beaucoup de concurrents avaient abandonné en cours de route, que ce soit par choix ou par obligation, mais j’étais décidé à ne pas faire partie de ceux s’étant inscrits dans l’histoire du Vendée Globe comme ceux ne s’étant pas rendus jusqu’au bout. Pas question de renoncer pour un bris quelconque, à cause d’une blessure ou d’un manque de provisions. J’avais tout prévu. Je triompherais de l’«Everest de la mer», coûte que coûte. 
Il n’y avait qu’un détail qui me revenait parfois à l’esprit mais que je repoussais aussitôt : Nigel Burgess, un Britannique, disparu en mer lors de la dernière édition, celle de 1992/1993, la première nuit de la course, retrouvé mort noyé dans le golfe de Gascogne. 

3 novembre 1996 - Jour 1

Aujourd’hui, c’était le moment du grand départ. C’était, pour bon nombre d’entre nous, l’expédition d’une vie qui commençait. Mon voilier était prêt à appareiller et à franchir une à une les portes qui constituaient le parcours de la course. Lieu de départ et d’arrivée : le port des Sables d’Olonnes, en France. Des centaines de spectateurs s’entassaient sur les quais, fébriles, pendant que les autres skippers et moi attendions le signal de départ. 
Ça y était. Le coup d’envoi avait été lancé.
Mon monocoque de soixante pieds se lança à l’assaut de l’Atlantique Nord alors que je laissais derrière moi les deux femmes de ma vie, mon épouse Michèle et ma fille Emma, pour aller conquérir la troisième : la mer changeante et indomptable. Je n’avais plus que faire de la loi des Hommes, il n’y avait désormais que celle des eaux qui guidait mon coeur, mes actions et mes réflexions. L’horizon ne semblait pas avoir de point d’ancrage, comme moi d’ailleurs, et mon voilier se dirigeait vers lui, confiant, poussé par l’énergie que lui procurait le souffle du vent. 
24 novembre 1996 - Jour 21

La tension était à son comble. 
La mer était agitée et je talonnais de près le concurrent qui était alors en première place. Trois milles, voilà tout ce qui nous séparait. Derrière moi, je pouvais apercevoir un autre skipper se battre contre les flots déchaînés. Je jettais fréquemment un coup d’oeil par-dessus mon épaule pour voir où il en était, mais pas trop souvent. Je devais rester concentré, tenir fermement le safran et conserver l’équilibre, parce que le voilier tanguait dangereusement et que les vagues me heurtaient de plein fouet. Un simple instant de distraction, un regard trop prolongé vers l’arrière et une catastrophe aurait pu survenir. De nouveau, on annonça l’abandon d’un concurrent à la radio. Encore ? Ah, franchement, c’est pas du jeu ça ! C’était déjà le troisième. Mauvaise préparation, présumai-je. Mais ce n’était pas mon cas. 
Loin de là. 

12 novembre 1996 - Jour 39

Tout était calme.
L’océan se reposait après son agitation des derniers jours. Je flottais entre ciel et mer, fidèle au poste, mais le vent n’était pas de la partie en cette nuit étoilée. Je dérivais lentement, porté par les vagues et j’écrivais, couché dans mon lit qui se trouve dans la cabine du voilier. Où en étaient les autres? Le vent leur avait-il causé eux aussi des ennuis? Désormais, une bonne distance nous séparait les uns des autres. L’Océan Indien ne voulait apparemment pas que nous nous liguions contre lui. Habituellement, lorsqu’on croisait un autre des voiliers du Vendée Globe, ça nous redonnait l’énergie nécessaire pour poursuivre la route, ça nous remettait dans l’esprit de la course. La compétition était féroce : on était tous dans le même bateau après tout (des monocoques IMOCA, pour être exact), habités par la même passion du voyage et de la navigation. Mais à cette étape de la course, même les allers et venues des équipes de télévision se faisaient moins nombreuses et fréquentes.
La solitude commençait à se faire sentir. 
Tels les premiers explorateurs, j’avais réussi à franchir le Cap de Bonne Espérance sans accroc. Je n’étais cependant pas à la recherche d’or et d’épices, je partais à la conquête du globe, tel un Phileas Fogg d’une autre époque qui n’aurait utilisé que la voie maritime pour son tour du monde en 80 jours.
La solitude. L’alliée du navigateur solitaire qui peut vite devenir son ennemie la plus cruelle. Ma femme et ma petite fille me manquaient, d’autant plus que Noël approchait à grands pas. 
Non ! 
Je ne devais pas y penser. Je devais focaliser. 
Mon objectif : rallier les Sables d’Olonnes le plus rapidement possible. 
Mais cette nuit-là, le vent n’était pas de la partie et je dérivais lentement, porté par les vagues, à la merci de mes songes ... 



7 janvier 1997 - Jour 66

«Les vagues ne sont plus des vagues, elles sont hautes comme les Alpes!»
Ça, c’était moi lors de mon dernier contact radio avec les organisateurs du Vendée Globe. Mon prochain objectif était de passer le Cap Horn, au sud de la côte chilienne, mais j’ai été pris dans une tempête d’une rage que je n’aurais jamais cru possible. La pire d’entre toutes depuis mon départ. J’étais classé en deuxième position, juste derrière Christophe Auguin. Je ne sais pas s’il s’en est tiré, mais ici, ça ne pourrait aller plus mal. L’Océan Pacifique tient à me prouver qu’il n’est pas aussi sage qu’on le dit et que j’ai eu tort de croire que j’aurais pu le soumettre à ma petite volonté de navigateur. Je ne suis qu’une fourmi, minuscule, impuissante, et la mer, cette géante indomptable, ne fera qu’une bouchée de moi. Les vagues fracassent mon voilier, autrefois si fier et confiant. Désormais, il n’est qu’un pion sur le vaste échiquier du monde et la reine, puissante et d’une cruauté inouïe, s’apprête à le mettre hors course. Mais il se battra jusqu’au bout, et je le suivrai, quoi qu’il advienne. 
*

Mes dernières coordonnées enregistrées : 55°01.30’S  et  124°22.5’W.
À la suite de mon silence mon silence radio, le message de ma disparition a été lancé aux autres concurrents. Certains, étant dans les parages, ont attendu l’accalmie de la tempête pour quadriller le secteur, en vain. Je n’y suis pas arrivé, vous le devinerez. On en parla aux informations et le monde fut un instant ébranlé. Un instant. Ma vie dans la grande histoire de l’Humanité. Un minuscule petit instant. 
La coque retournée de mon voilier, en lambeaux, a été retrouvée le 16 juillet 1997, au large des côtes du Chili et d’autres morceaux ont été recueillis sur l’ile Atalaya, au sud du pays en question. 
Mais mon corps ne fut jamais repêché. La mer me garde jalousement dans ses entrailles, parmi ses autres trophées, ces autres orgueilleux qui ont cru qu’ils pourraient la vaincre. Christophe Auguin, lui, a terminé premier, après cent cinq jours passés en mer. Décidément, il n’y aura pas que moi que le mauvais temps aura contraint. 
Les conditions de ma disparition resteront donc à jamais mystérieuses pour le reste du monde. Je me suis noyé, tout simplement. L’air de mes poumons a été subitement remplacé par l’eau salée de l’océan. À jamais on dira de moi que je suis disparu en mer, mais la réalité, c’est qu’elle m’a arraché à la vie. Je prie le ciel que ma fille et ma tendre épouse puissent un jour me pardonner de les avoir abandonnées pour l’insondable et attirante mer en furie. 
Décidément, j’étais bien loin d’avoir tout prévu... 







II. MARÉES

Les verres d’eau ont les mêmes passions que les océans.
-Victor Hugo
Aujourd’hui est une journée comme les autres ... ou presque. Elle sera similaire à toutes les précédentes, mais pas pour lui, pas cette fois. Parce que personne ne se doute, ni ne se doutera de rien, sauf lui. Il tout calculé et planifié : tout devrait se passer comme prévu.
Couché ans dans son lit, il repasse les unes après les autres les étapes de son plan afin d’être certain d’avoir tout mémorisé. Surtout, ne pas oublier le principal : focaliser. Une fois la révision effectuée, il s’extirpe des couvertures discrètement en prenant soin de ne pas réveiller sa femme qui dort paisiblement à ses côtés. Comme tous les matins, il se dirige d’abord vers l’entrée où, il le sait, l’attend sagement le journal d’aujourd’hui, juste là, derrière la porte. Une main sur la poignée, une flexion du poignet et s’ouvre devant lui son petit quartier encore silencieux recouvert d’une épaisse couche de neige immaculée. Le soleil timide lui laisse entrevoir ce calme habituel de matinée hivernale. Il aspire une bouffée d’air frais et, une fois contenté par cette vision apaisante, il baisse les yeux en direction de l’emplacement exact où il s’attendait à trouver le journal qui, justement, y est et ne souhaite probablement qu’être lu. Il s’en saisit et, refermant la porte derrière lui pour regagner la chaleur sécurisante de son foyer, il met le cap sur la cuisine. Il dépose le journal frigorifié sur la table, le temps de le laisser réchauffer, avant de commencer, comme tous les matins, la préparation du petit déjeuner. 
Alertée par ses préparatifs matinaux, sa femme vient bientôt le rejoindre, le visage figé dans sa moue habituelle. Elle le dévisage un instant avant de lui lancer : 
  • Des oeufs ? Encore ? Bravo pour l’originalité ! Ah oui pis ... en passant, merci de m’avoir réveillée, conclut-elle avant de s’échouer sur cette chaise où elle se plaît tant à épier mes faits et gestes. 
Étant désormais immunisé contre ses remarques cyniques, il ne répond rien, sachant qu’en rajouter ne ferait que lui donner une raison de plus de s’emporter. Et puis, après tout, il ne veut pas laisser cette mauvaise humeur ambulante ruiner son enthousiasme actuel. Il lui sert donc son repas et s’attable ensuite devant le sien. Elle avale à peine deux bouchées et, faisant mine d’être pressée, abandonne le tout sur la table pour aller se préparer en vitesse. Il mange lentement pendant qu’il l’entend vociférer à propos de tel ou tel truc qu’elle ne trouve pas, rejetant, bien entendu, la faute sur lui, qui reste muet, subissant ses attaques verbales dans le silence le plus complet. Quelques instants plus tard, il la voit passer en courant vers la porte d’entrée qu’elle claque avant de rejoindre son automobile qui quitte finalement le stationnement en vrombissant comme elle le fait toujours. 
Enfin, il est seul !  Il se lève, ramasse les assiettes, vide les restants d’oeufs dans la poubelle, et les pose dans l’évier vide. Il ouvre le robinet qui laisse couler l’eau à un débit suffisant pour rincer les assiettes jaunies sans qu’il n’ait à intervenir. Laissant le liquide transparent effectuer son travail, il reprend le journal, désormais à une température idéale pour la lecture, exactement où il l’avait laissé plus tôt. Rapidement, il feuillette cette édition peu volumineuse du 8 janvier 1997 et ses yeux se posent sur un fait divers rapportant la disparition d’un dénommé Gerry Roufs en mer. 
  • Eh bien, se dit-il alors à lui-même après avoir parcouru l’article, il en a d’la chance celui-là ! 
Une fois sa lecture en diagonale effectuée, il retourne à ses assiettes, désormais libérées de toutes leurs impuretés, et il referme le robinet qu’il essuie en guise de récompense pour service rendu. Il se dirige ensuite vers la salle de bain où il prend une bonne douche tiède et se brosse consciencieusement les dents. Une fois propre, il s’habille de ses plus beaux vêtements, comme le voulait son plan, tout en n’omettant pas de ranger les multiples articles que sa femme a étalés sur le plancher. Un petit tour rapide de la maison pour vérifier que tout est en place et voilà, il est presque prêt. Sauf qu’aujourd’hui il ne va pas travailler, il a un rendez-vous important avec mon amante, ici, à dix heures précises. 
Mais avant, il doit exécuter son plan afin que tout soit parfait. Il vérifie que la porte d’entrée est déverrouillée et il laisse une note sur la poignée disant : «Je suis au sous-sol, viens m’y rejoindre ma chérie.» Il se dirige ensuite vers l’endroit indiqué sur ladite note, lentement, afin de faire le vide dans son esprit. 
Il en a marre. Marre de sa femme qui l’emprisonne dans son négativisme étouffant. Marre de son travail stressant et de ses dettes qui le noient de plus en plus chaque jour. Marre de cette vie routinière qui n’en finit plus, où l’habitude est reine et où il n’y a pas d’échappatoire... sauf une. Eh non, ce n’est pas son amante, puisqu’elle est encore pire que sa femme. Telle un parasite, cette sangsue a sucé son argent jusqu’au dernier de ses sous, en voulant toujours plus qu’il ne pouvait lui en offrir, pauvre épave qu’il est qui tentait désespérément de continuer à flotter en achetant chez une autre cet amour que sa femme ne voulait plus m’accorder. 
Mais tout est enfin prêt et sa porte de sortie est là. Elle pend du plafond, telle un appât alléchant placé là par le Seigneur. Elle l’attend, prête à le sauver de la noyade, à le repêcher de l’océan du désespoir. 
Il monte sur le tabouret, les jambes tremblantes. 
Le moment est arrivé, la libération approche. 
Il passe la corde autour de son cou. 
Le vide est enfin fait, c’est vrai, je peux partir en paix. 
Tout est en place et personne ne se doute, ni ne se doutera de rien, sauf lui, jusqu’à la fin. Il prend une grande respiration et pousse enfin le tabouret qui s’écroule sur le sol alors que la corde se resserre subitement autour de sa gorge, bien plus violemment qu’il ne l’aurait cru. Il sent l’air quitter ses poumons pour ne plus jamais y revenir et il souffre pendant les quelques secondes où son corps lutte pour survivre. La mort s’insinue lentement en lui alors que ses membres se raidissent et que ces dernières pensées fusent dans son esprit : Je cherchais à fuir l’étouffement alors que c’est précisément ce que je m’inflige à l’instant. 

Décidément, il était bien loin d’avoir tout prévu... 








III. ABYSSES

Il faut croire aux étoiles. Tes angoisses et tes tourments ne sont qu’un grain de sable, qu’une larme dans l’océan. 
 -Richard Anthony
Noir. Il fait noir. Comme dans les abysses profondes de l’océan. C’est silencieux aussi : je n’entends aucun bruit. Cette absence de particules lumineuses et d’ondes sonores a pour moi quelque chose de rassurant. Suis-je dans un rêve ? Je ne sais pas. Enfin, sûrement pas, puisque je ne capte aucune image. Est-ce seulement la nuit qui dérobe à mon regard tout point susceptible de me servir de repère? Si c’est le cas, pourquoi n’entends-je pas ma respiration? Pourquoi ne puis-je pas sentir les battements de mon coeur? Quelle étrange sensation. Je devrais paniquer pourtant, non? Mais je suis si calme. J’essaie de me remémorer comment je suis arrivée là. Un petit effort du côté de la mémoire, mais non. Rien ne me vient. Qu’aie-je fait hier? Je ne me souviens pas non plus. Et d’ailleurs, je n’arrive même pas à me rappeler mon nom. Curieux ou inquiétant? Ça m’est égal au fond. Je flotte... Je vogue... Je dérive dans le noir. Et dans le silence aussi. Et si j’essayais de crier? De faire un peu de bruit? Impossible. Je ne saurais trop dire pourquoi, mais cela est impossible. C’est mon cerveau qui me l’a dit. Ma bouche, m’ordonne-t-il, restera fermée. D’accord. Je veux bien obéir. De toute façon, je n’en ai que faire. Pourquoi cette indifférence? Ça m’est égal. Un point c’est tout. Un tout petit point de lumière. Tiens, je vais nager vers lui. Lentement, puisque je ne peux faire autrement. Au fur et à mesure que je m’en approche, si d’ailleurs il est possible de s’en approcher comme je tente de le faire, le point lumineux s’éloigne. Je me meus dans l’espace qui semble s’étendre à l’infini, dans le noir, bercée par une solitude tranquille. J’accélère mes mouvements. Vite, vite, voyons si je peux nager plus vite que la lumière. Mais il semble que non. Elle s’éloigne, puis disparaît. Dans le noir. Pourquoi cette petite lueur est-elle venue me narguer? Pourquoi se montrer si c’était pour ensuite s’éloigner et s’effacer? Je continue de nager dans l’espoir de la retrouver. L’espoir, c’est ce qu’elle m’a donné pour ensuite me le ravir, mais je n’abandonnerai pas. Je n’abandonnerai pas ma recherche, mon ... combat? Quel étrange mot. Combat. Suis-je en train de me battre? Contre quoi? Pourquoi? Ah, tiens ! Le revoilà ! Le point de lumière est plus grand maintenant. De la grosseur d’une tête d’épingle, il est passé à celle d’un beau soleil de midi. Je m’arrête pour l’admirer. Il brille. D’abord un peu, puis de plus en plus fort. Je tente de protéger mes yeux, mais, une fois de plus, mon cerveau intervient. Mes mains ne m’obéissent pas, mes paupières non plus. Au moment même où je constate qu’il n’y a aucun moyen de me soustraire à cette agressante lumière, je remarque que celle-ci semble s’approcher de plus en plus vite, grossissant au fur et à mesure que la distance qui nous sépare s’amenuise. Un instant plus tard (ou des heures, qui sait ? le temps n’étant qu’une notion floue et subjective là où je me trouve), je me noie dans cette violente lumière. 
Mes pupilles mettent un moment à s’y habituer, mais une fois l’ajustement effectué, je me retrouve dans une chambre baignée de lumière. Une chambre... d’hôpital? Qu’est-ce que toute cette histoire? Avais-je une chirurgie au programme? Confuse, je cherche une bouée à laquelle m’accrocher, balayant rapidement la pièce du regard. Soulagement. Ma mère est là, assise près de la fenêtre. Elle ne me regarde pas. Elle semble triste. Inquiète, j’ouvre la bouche et laisse échapper un timide «Maman?» dans une voix qui ne ressemble pas à la mienne. Sursautant, l’interpellée s’écrie, apparemment étonnée et soulagée : 
-Marianne ?! Oh seigneur ! On a cru que t’allais arrêter de te battre. Tu peux pas savoir combien j’suis contente de te voir ma fille ! 
Ah oui ! Je me souviens maintenant ! Marianne, c’est bien mon nom. 
Éclatant en sanglots, elle s’approche de mon lit et m’entoure de ses bras. Sentiment rassurant. Bien plus que la noirceur. Bien plus que les silencieuses abysses des ... limbes? Vite, vite, elle appelle un médecin. Aussi vite que j’essayais de nager plus tôt, aussi vite que j’ai roulé, l’autre soir, sur la route enneigée. Le médecin arrive, aussi vite que j’ai percuté l’automobile qui arrivait en sens inverse. Les images fusent. J’ai envie de crier, mais je me tais. 
Vérifications d’usage. 
Il paraît que mon cerveau n’a pas trop été endommagé. Je rentrerai chez moi d’ici deux mois, dit-il. 
Mais que s’est-il passé après la collision? Comment s’est terminée cette soirée du 8 janvier 1997? Le médecin ayant quitté la pièce, je questionne ma mère qui a séché ses larmes. Ils l’ont appelée, me dit-elle, au beau milieu de la nuit pour lui annoncer que j’avais été transportée d’urgence en ambulance. Elle a été secouée, même si elle soutient que le mot n’est pas assez fort pour exprimer ce qu’elle a alors ressenti. Comme si on lui avait scié les jambes. Comme si on l’avait poignardé dans le ventre. Son coeur a arrêté de battre, probablement au même moment que le mien. On a dû me réanimer. J’avais arrêté de respirer. Elle m’a retrouvée quelques heures plus tard, après les interventions d’urgence, inconsciente, couchée dans des draps blancs (paradoxal, vu la noirceur dans laquelle j’étais plongée). On lui a dit que je ne me réveillerais peut-être pas et que si j’y arrivais, que je me battais avec force, je ne m’en sortirais peut-être pas sans... séquelles permanentes. Après qu’elle ait prononcé ces deux derniers mots, je vois deux grosses larmes couler sur ses joues blêmes. Pour la rassurer, je lui dis de cette même voix qui m’apparaît étrangère : 
-T’en fais pas maman, je me suis battue et j’ai vaincu. Je suis là. Je partirai pas. 
La tristesse semble quitter son visage pour faire place à la haine alors qu’elle me lance : 
-Voudrais-tu m’expliquer quelle idée t’es passée par la tête pour que tu décides de prendre le volant, totalement ivre, un soir de tempête?
Ses derniers mots se perdent dans le silence de la pièce. Je ne sais trop quoi répondre, puisque je ne m’en souviens pas. 
-Marianne, je sais pas si tu réalises ce que t’as fait... Mais l’autre conducteur... Il a pas eu autant de chance que toi... 
Dans le mutisme le plus complet, j’encaisse cette déclaration qui s’écroule comme un mât sur ma tête.
Tout était prévu pour la soirée du siècle. De... mon siècle. Une soirée entre amis, dans un bar branché de la ville la plus proche.

Je me suis baignée. Baignée dans l’alcool et noyée dans l’ivresse, le tout, en une seule soirée. Celle de mes dix-huit ans. Ça ne vient qu’une fois dans une vie, nous dit-on. Mais une vie vaut bien plus qu’un seul instant. Je le sais maintenant.  
Décidément, j’étais bien loin d’avoir tout prévu... 
La vie est si imprévisible. C’est pourquoi il faut profiter de chaque moment qu’il nous est donné de vivre. Réfléchir avant de poser des actes aux conséquences potentiellement irréversibles. Cette épreuve sera difficile, je le sais. Mais je compte bien me prendre en main et refaire surface après cette éprouvante noyade. Je vais plonger à fond dans l’océan de la vie, faire face aux marées, affronter les vagues déferlantes et surtout éviter de sombrer à nouveau dans les obscures abysses silencieuses.